Interview de Daran
Alignement de planètes
– Bonjour Daran. J’ai appris que tu sortais un album live. À te voir sur scène on se dit qu'un album live c'était une évidence. Alors pourquoi seulement maintenant, après plus de 25 ans de carrière ?
– Je n’ai jamais été très pour les albums live, parce que je trouve qu’il manque une donnée essentielle qui est l’image. Donc éventuellement j’aurais plus penché pour un DVD live, où les imperfections vont bien parce qu’il y a l’image, parce qu’il y a l’ambiance d’un concert. Et puis j’aime bien l’idée qu’un concert, t’avais qu’à y être. Il y a ceux qui y étaient, puis ceux qui n’y étaient pas. J’aime bien le côté fugitif des concerts.
Ce live n’était pas du tout prévu, c’est vraiment l'occasion qui a fait le larron. J’ai dit à mon ingénieur du son : « On peut passer chez toi pour prendre une interface, on peut prendre un multipiste, on verra ce que ça donne. » Et donc ça a été juste enregistré comme ça sur un coup de tête. Et puis ce soir-là les planètes étaient alignées, je trouve que c’était un bon concert.
Et puis ce live-là vraiment, il ne trompera personne. Il y a plein de gens qui font des lives et puis après ils refont la moitié des choses en studio parce qu’ils n’assument pas ce qu’ils ont fait sur scène. Mais en l’occurrence il est arrivé un problème : je me suis retrouvé dans l’enregistrement avec la voix lead sur la batterie. C’est-à-dire qu’à partir de là tu n’as plus aucune retouche possible. C’est déjà un miracle que ça sonne bien comme ça. Donc c’est un vrai live, rien n’a été rechanté, rien n’a été rejoué, c’est exactement le concert tel qu’il s’est déroulé.
– Comment choisis-tu la setlist d'une tournée ?
– J’ai un principe très pinkfloydien, qu’on m’a souvent reproché, c’est-à-dire que quand j’ai un nouvel album je le joue en intégralité. Avant les artistes faisaient comme ça et c’était bien, dans les années 70. Aujourd’hui il y a des gens qui rejouent tout un tas de vieilles chansons pour ménager le public, qu’il ne soit pas trop déstabilisé par la nouveauté. Moi je joue bille en tête la nouveauté. Donc cette setlist est en deux parties : la première partie du concert c’est Endorphine de A à Z tel qu’il se déroule.
– Et alors le choix des chansons pour la deuxième partie ?
– Après la suite, honnêtement, c’est ce que j’ai envie de jouer. Je ne suis pas prisonnier comme peut l’être quelqu’un qui a fait 15 tubes dans sa vie, les gens attendent les 15 chansons obligatoires. Moi d’obligatoires j’en ai une ou deux et puis je les aime bien, donc ça me laisse le champ extrêmement libre. J’y vais au feeling, je dis : « Tiens, qu’est-ce que je n’ai pas joué depuis longtemps ? » Ou « Qu’est-ce que j’ai joué récemment et que j’ai vraiment envie de continuer à jouer ? »
Après, l’agencement lui-même, c’est une science un peu. Une fois que tu as les chansons, les faire dans le bon ordre c’est un peu de travail aussi. Mais là, c’est le premier choix que j’ai fait, et c’est toujours le même.
– Est-ce que tu as des trucs pour ménager ta voix, notamment en tournée ? Tisanes, potions... ?
– Non. Aucun. Je pense que c’est psychologique. La seule chose, c’est de dormir. Ce concert-là est assez demandant au niveau vocal, parce qu’Endorphine est assez demandant et puis les morceaux que j’ai choisis de faire, pour certains, le sont aussi. Mais il n’y a pas de mystère, il faut prendre 7 heures de sommeil, et la voix le lendemain est impeccable. Si tu commences à ne pas dormir assez, là tu es en danger.
– Tu te définis plutôt comme : un chanteur ? un guitariste ? un musicien ? un compositeur ? un artiste ? autre ? Et pourquoi ?
– Pas comme un musicien, je ne suis pas assez bon. Pas comme un chanteur non plus, je ne suis pas assez bon.
– On s’en contente, hein ! Moi je m’en contente.
– Non mais en fait je suis vraiment un autodidacte. Probablement je ne fais pas des figures vraiment interdites ou dangereuses pour mes cordes vocales parce que vu les cadences de concerts que j’ai elles auraient lâché depuis longtemps. Mais je touche du bois.
J’ai une fibre artistique, donc après ça ressort dans tout ce qu’on fait, c’est une nécessité je pense. C’est un don, ou une tuile finalement, parce que je n’ai jamais eu le choix de faire autre chose dans ma vie. Si tu as ça à ta naissance, ta seule chance c’est d’arriver à t’en sortir avec ça. Mais pour un artiste qui en vit, il y en a 1 000 qui sont dans le caniveau, donc ce n’est pas forcément un don, tu vois, au départ de l’action. Les gens trouvent ça formidable, mais finalement ça va régir toute ta vie, c’est presque une contrainte. J’aurais peut-être aimé être pilote d’avion, eh ben non. (rires)
– On te connaît très peu de duos, très peu de collaborations. Depuis plusieurs albums, il semble même que tu enregistres à peu près tout tout seul ;-) Tu préfères travailler en solitaire ? Est-ce que tu te verrais finir comme un Gérard Manset ?
– Non, c’est juste un exercice complètement différent. L’album d’avant, c’était un guitare-voix donc c’était évidemment un album à faire tout seul. Celui-ci, j’ai repris la recette du Petit peuple du bitume que j’avais adoré faire. Mais L’homme dont les bras sont des branches, c’est vraiment un album fait et arrangé avec des musiciens. Je pense qu’on ne fait juste pas le même album, si on est seul ou non… Il y a des avantages et des inconvénients.
Quand tu es avec des gens il faut être dans une position où tu acceptes que ce que tu fais sois amené pas forcément là où toi tu l’aurais emmené tout seul, mais en se servant de ce qu’ils amènent de positif. Donc tu es plus comme un chef d’orchestre.
Quand tu es tout seul, tu n’as pas d’échange possible, donc le recul tu le prends avec le temps. Ton allié c’est le temps. Si tu es assez méchant avec toi-même, quand tu ressors quelque chose le lendemain, tu sais s’il faut le jeter ou s’il faut le garder. Mais c’est plus introspectif. Tu vas travailler jusqu’à ce que tu entendes exactement ce que tu veux.
– Et tu n’as pas de préférence ?
– J’aime les deux. C’est comme les gens qui te demandent si tu préfères le studio ou la scène. Ce sont les antipodes nécessaires de cette carrière. Il y a le côté totalement introspectif en studio et le côté complètement extraverti sur scène.
– Tu parlais de prises ou d’essais que tu pourrais jeter. Est-ce que tu as des "réserves" ou des "fonds de tiroirs", je veux dire des chansons que tu ne publies pas ?
– (réponse immédiate et catégorique) Aucune ! Zéro. Je n’ai jamais de fonds de tiroirs. J’ai un petit dictaphone avec moi quand j’ai une idée je note des départs de feu, tous ces petits bouts de laine. Un petit arpège de guitare, un petit truc, une petite idée vocale…Après quand je dois travailler je réécoute tous ces petits départs, et parfois il y en a un qui va amener la pelote. Mais je le sais assez vite en fait. Après, soit c’est facile soit c’est difficile. Mais ce n’est pas un gage de qualité. Il n’y a pas de règle.
– Tu as signé la bande originale du film Monsieur Papa de Kad Merad (2011). Est-ce un travail qui t'a plu et que tu pourrais refaire à l'avenir ?
– Énormément. Mais le cinéma est un milieu vraiment distinct de celui de la chanson. Là comme Kad est fan de ce que je fais, il m’a demandé de faire cette musique et ça a été une super aventure. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai mis un pied dans le cinéma. Ce n’est pas mon cœur de cible en tout cas dans la tête des gens. Monsieur Papa aurait fait Bienvenue chez les Ch’tis par exemple, peut-être qu’on m’aurait redemandé des musiques, tu vois, cette dynamique qui fait que tu peux refaire des musiques de film.
– Encore que sur Bienvenue chez les Ch’tis, personne ne se rappelle la musique.
– C’est un mauvais exemple, il aurait fallu que je cite un film qui a marché dont la musique a marqué.
– Amélie Poulain par exemple.
– Par exemple, oui. Lui il a fait carrément une carrière sur ça.
– Est-ce que tu suis toujours la politique en France ?
– Oui.
– En 2017 on a eu le retour de "la haine au bois dormant" au 2e tour de la Présidentielle, sans que cela suscite le même émoi (ou le même effroi) qu'en 2002. Quel est ton regard là-dessus ?
– Classique. Tendance géopolitique mondiale. Il y a un tel bordel au Moyen-Orient, pour faire simple. Toutes ces guerres, ces vagues migratoires, c’est perçu par les gens comme tout à coup une atteinte à ce qu’ils sont, donc les solutions de repli c’est ça souvent. Donc on voit monter ça partout : en Autriche, en Italie, en Pologne, en Angleterre… Je trouve même qu’on ne s’en sort pas si mal en France, par rapport à certains autres pays européens. On avait aussi ce protectionnisme mondial, ça marche aussi avec Trump et Poutine. Comme je disais l’autre jour, il y a vraiment deux choses dont on est sûr dans la vie c’est qu’on va mourir, et que Poutine sera réélu.
– Il y a une partie qui est faite déjà.
– Voilà. 77% des voix c’est une république bananière africaine.
– Tu t'es éloigné, mais tu reviens ici jouer régulièrement, qu'est-ce qui a changé en matière de politique de la culture et du spectacle ?
– Je pense qu’il y a eu un coup dur avec Sarkozy, qui avait quand même coupé beaucoup beaucoup de subventions. Il y a eu beaucoup de fermetures de salles. Sous Hollande ça a été assez stable je dirais. Sous Macron on manque de recul.
Mais je dirais qu’il y a une espèce de mélange des genres, une espèce de puritanisme « Manif pour tous » qui est un peu répandue sur toute la culture, moi ça me gêne un petit peu.
Je trouve que la grosse différence dans la culture c’est ce qui tire vers le bas par les réseaux sociaux. Tout le monde a un avis formidable sur tout, tout le monde pense que son avis compte. Les gens ne vivent plus les choses, ils font des selfies de leur vie en permanence, ils se vendent. Ils essaient de se vendre. Ils ne sont plus qui ils sont, ils sont en démonstration perpétuelle. Quand ils font des voyages formidables, les photos qu’ils font ne sont plus le paysage pour s’en souvenir quand ils vont rentrer. Ce sont des photos mises en scène pour que leurs amis voient comme c’est formidable ce qu’ils sont en train de vivre. Ce n’est pas du tout la même chose.
– Il y a un beau thème de chanson, là.
– Oui, bien sûr. Mais ce sont des sujets complexes et durs à synthétiser dans une chanson.
– Pierre-Yves Lebert [son parolier (N.d.R.)] y arrive très bien.
– Oui oui, sûrement.
– On n’a aucun doute là-dessus.
– Moi non plus.
– Je te propose de regarder la liste des albums chroniqués sur japprecie. Quels sont ceux que tu connais ? Quels sont ceux que tu apprécies ?
– Gaël Faure on se connaît bien parce qu’il a fait plusieurs fois ma première partie à Montréal. Il chante bien lui... Alphaville ? on parle de Alphaville ?
– Eh oui ! Ils ont eu une évolution musicale très intéressante, ils ne sont pas restés avec leurs synthés des années 80.
– Comme Tears for Fears.
– Oui, exactement.
– Volo, je connais sans connaître. La Maison Tellier aussi. Évidemment je connais les noms, mais… En France je suis moins les trucs maintenant.
Y a de l’audio sur ton site ?
– Normalement il n’y en a pas. Mais comme je ne voulais pas faire un site de musique sans qu’il y ait une seconde de musique, eh bien j’en ai mis deux. Donc il y a deux secondes à chaque album.
– C’est pas mal.
– C’est un principe que je vais essayer de garder. Même sur l’interview, je vais mettre deux secondes. (rires)
– De Palmas aussi, il n’est pas mort ?
– Non, il bouge encore. Puis il fait des trucs sympas.
– Oui il est cool ce mec.
– En as-tu d'autres à me suggérer ? Des trucs que tu aimes, du moment, qui iraient bien dans cette liste que tu as sous les yeux… Que tu as envie de faire connaître…
– Non, je ne connais pas assez. En fait je n’écoute rien ni personne. J’écoute de temps en temps des choses, pour des raisons x ou y. Il n’y a jamais de musique de fond chez moi. Parce que s’il y a de la musique, je ne fais juste rien d’autre. Je ne peux pas faire de la cuisine en écoutant de la musique, je vais me couper un doigt. Je n’aime pas conduire en écoutant de la musique, parce que je ne suis plus attentif du tout. La musique m’inspire, donc c’est une chose à part entière. Je l’écoute dans mon studio, totalement concentré. C’est un comportement avec la musique que je pensais extrêmement bizarre, pour quelqu’un qui est dedans. Et en fait je me suis rendu compte que non, il y a pas mal de gens qui font le métier que je fais qui ont, je crois, ce rapport à la musique.
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– Comment gères-tu le temps, la durée, dans tes chansons ?
– Je n’ai pas de règle. Si tout est dit en 3 minutes, la chanson fera 3 minutes. Si je m’embarque dans un truc qui va m’amener à une chanson de 7 ou 9 minutes, elle ira à 7 ou 9 minutes.
– Et en concert ? Idem ?
– Idem. Je n’ai pas de règle, en fait.
– Tu ne vas pas spécialement rallonger une chanson en concert ? C’est déjà arrivé, avec des "Dormir dehors" qui doublent le temps.
– Oui, voilà. Si ça s'y prête… Je ne rallonge plus "Dormir dehors" parce que j’estime que c’est trop vieux pour être rallongé. Et puis je l’ai tellement fait que c’est trop prévisible. Non, je rallonge un petit passage instru sur Endorphine, qui s’y prêtait. Je rejoue "En bas de chez moi" et il y a une rallonge.
Et puis il y a des moments un peu libres, avec un solo ou un truc, c’est un peu comment se sent le guitariste ce soir-là. Si le gars se sent bien il va là où il veut. Il y a juste un repère très net pour tout le monde qu’il fait à la guitare pour terminer son petit tour. Il y a aussi des rallonges d’un soir. -
•lire (de plus en plus)
•voler dans l'air (il trouve très étranges les gens qui montent dans un avion comme dans un bus, sans regarder dehors)
•manger (proche d’un compositeur ou d’un auteur, un chef cuistot assemble. Le talent, c’est du lego) -
l’Auto-Tune (ça lui sort par les yeux)
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La phrase
« Les gens ne vivent plus les choses, ils font des selfies de leur vie en permanence »
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lui
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Créé le12 avril 2018
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Propos recueillis le 22 mars 2018.
Merci à Daran, à Chloé (VS COM), à Eddy, et à Joro pour les essais Skype.