Interview de Matthieu Malon / Laudanum
Apologie de la contrainte
– Comment qualifierais-tu ta musique sous le nom "Laudanum" ? Et celle sous le nom "Matthieu Malon" ?
– "Matthieu Malon" j'ai l'habitude de dire que c'est du rock français, pour résumer. "Laudanum" à un moment je disais abstract pop, à un moment je disais électro lancinante (rires).
– Pourquoi 'abstract' ?
– La base de Laudanum c'est la musique californienne, avec DJ Shadow... qui est du abstract hip-hop, à partir de matière samplée sur des films... Je garde 'abstract', et je dis abstract pop.
– Est-ce que ces 2 projets te sont nécessaires ?
– Sur les 20 dernières années, il y a eu des périodes où je faisais les 2, comme en ce moment, et des périodes où j'ai lâché l'un ou l'autre. En 2006 j'avais complètement arrêté le français, je pensais que Laudanum était vraiment ce que j'avais envie de faire. Et l'inverse 3 ans après.
D'une manière générale, la musique m'est nécessaire. Je serais mort déjà si je n'avais pas ça dans ma vie. Sans que ce soit péjoratif, ce n'est pas comme si j'allais faire du radiomodélisme ou du kung-fu le week-end. C'est vital. Je suis content de le faire, mais je me sens obligé.
– C'est ta mission.
– Oui, peut-être.
– Est-ce que les 2 projets vont finir par se rejoindre ?
– Ils se rejoignent, bizarrement. En 2009 je m'étais complètement écarté de ce pourquoi Laudanum avait été conçu, j'étais en train de faire du rock. En fait j'étais en train de préparer ce que j'allais faire en français après.
– Et à l'inverse, le 5e album en français, il rejoint...
– Exactement. En 2019 ce disque électro, Le pas de côté, c'était parce que j'avais fait le tour du rock à guitares et que j'avais envie de revenir vers les machines. L'idée de repartir avec Laudanum germait déjà.
Donc des points de jonction. Mais les retrouver dans un seul et même projet non, j'aime bien avoir les 2 casquettes.
– Est-ce que tu as d'autres projets encore ?
– J'en avais 2 de plus. En 2018 et 2019 j'ai fait 2 disques avec un copain qui s'appelle Cédric sous le nom Breaking the Wave.
L'autre projet c'était Ex Ex avec mon copain batteur Simon, qui a fait des pochettes de Laudanum. On a fait 5 singles.
Et puis Have the Moskovik, groupe de post-rock orléanais, où je suis bassiste et co-compositeur. On vient d'enregistrer un nouvel album pour début 2024.
– Il y a 10 ans tu me confiais avoir mis un point final au projet Laudanum. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
– En 2011 j'ai dit stop, basta. Je crois que je m'étais trop éloigné de cette musique abstraite, gorgée de samples cinématographiques, assez minimale, avec des invités. Sur Decades, le 3e, je faisais complétement l'inverse. Je ne renie pas du tout ce disque. Mais comme je suis entier, noir ou blanc, yin yang, j'ai dit « plus jamais de Laudanum ». Il ne faut jamais dire jamais. L'envie est revenue.
– Chez Laudanum, ce sont généralement les chanteurs invités qui apportent les textes. Vous en discutez ensemble, ou tu leur donnes carte blanche ?
– Dès le départ je leur dis : « Vous faites ce que vous voulez, mais si vous voulez qu'on en parle on en parle ». Pour "Beauty of a shadow" – le 1er morceau du 4:3 – Marie Delta, qui est parisienne, m'a dit : « D'accord mais tu l'écris ». Mais dans la grande majorité ils ont dit : « J'écris mon texte, je me débrouille ».
– Et après tu le valides tel qu'il est ?
– C'est le jeu de ce projet. Certains ont fait un truc passionnant, d'autres ont plutôt écrit à l'anglaise, très simple, très imagé, pour coller à la musique. Mais c'est déjà tellement un beau cadeau quand ils me disent « oui ça me dit de travailler avec toi à distance » – parce que ça a été 75% à distance.
Évidemment, ils auraient écrit un truc avec des propos homophobes ou autre... mais là il n'y avait rien qui puisse me faire dire non. J'aime bien travailler avec ce qu'ils m'ont donné, c'est la contrainte. Sans la contrainte je n'arrive pas à travailler.
– Ça veut dire quoi "drekjnd#1" ? [1er morceau de l'album Decades (N.d.R.)]
– Rien. C'était un jeu. Souvent quand les morceaux ne sont pas finis ils ont des noms de travail. Celui-là c'est un peu comme, tu sais, le juron de Gaston Lagaffe, "rogntudjuuu". Et puis le morceau me faisait un peu penser à Aphex Twin, à son album Drukqs, un nom à coucher dehors. Voilà, c'est entre Aphex Twin et Gaston Lagaffe.
– Tu n'as jamais eu l'idée d'adopter un look particulier et identifiable, comme Robert Smith par exemple ?
– Je n'ai pas assez de cheveux. Lui, pour son âge il en a encore plein. Non, mais j'aime bien me fondre dans la masse, qu'on ne me repère pas. Pas homme de l'ombre, mais un peu. Et ça va bien avec le projet Laudanum.
– Le grand manitou derrière les machines ?
– C'est ça. Je n'en suis pas à mettre un masque comme Daft Punk, mais non, je n'ai jamais pensé à ça, jamais.
– Le morceau qui ouvre As black as my heart s'intitule "ReZisTanZ". En quoi ta musique peut-elle être qualifiée de résistante ? C'est quoi pour toi la résistance ?
– Le texte vient de Lucie Aubrac : « Le verbe résister ne peut se conjuguer qu'au présent. » Donc évidemment il devait s'appeler "ReZisTanZ". C'est quasiment le seul moment dans le disque où il y a un vrai ton politique.
L'idée c'était aussi de dire : Laudanum revient après 14 ans, l'obstination ça a du bon. Je suis quelqu'un qui ne lâche pas l'affaire. À 50 piges je pourrais passer mon temps dans mon canapé à regarder des séries et ne plus rien faire. Ce n'est pas ma conception. Tant que je pourrai faire de la musique je crois que j'en ferai, même si je sais depuis longtemps que je n'en vivrai pas. Mais aussi que je ne vivrais pas si je n'en faisais pas.
– Justement, quelles sont les différences entre un artiste non professionnel, un pro inconnu intermittent du spectacle, et une star ? Dans quelle mesure leur situation influence-t-elle leur art ?
– Question difficile. Il y a longtemps, je me suis dit que j'allais peut-être essayer d'en vivre. Mais j'avais besoin d'un certain confort, je ne voulais pas trop galérer ni trop faire de compromis. Je veux faire la musique que j'aime.
L'intermittent, lui, il faut qu'il trouve les contrats. Moi, dans mes moments de tranquillité, j'ai le temps de cerveau disponible pour la musique.
– La star aussi peut se permettre de ne pas faire de compromis...
– La star a toutes les possibilités. La star a trop de confort. Ce qui peut nuire à la création. C'est pour ça que j'aime les contraintes. Il faut se mettre en situation un petit peu indélicate pour vraiment créer et faire des choses intéressantes. Si on est hyper à l'aise, ça ne marche pas. Par exemple pendant le Covid, j'ai eu un creux complet, j'ai jeté des dizaines de morceaux qui n'aboutissaient à rien. La star a tout le temps du monde, de l'argent sur son compte en banque, des gens qui s'occupent de faire vivre ses intérêts, d'organiser sa vie. Donc ça va vite. Le temps joue contre elle pour créer.
– Il faut du danger.
– C'est ça. C'est pour ça que les contraintes m'intéressent.
– Mais c'est toi qui te les choisis.
– Bien sûr.
– Dans le très bon film qui t'est consacré, Le coureur de fond, il y a une voix qui dit que tu te destinais à devenir une star et que « ça ne s'est pas vraiment passé comme prévu, et alors ? ».
– Petit, j'ai chanté devant des gens, à un repas de famille, avec un stylo en forme de micro. Ou devant la glace avec une raquette de tennis comme guitare. Et puis j'ai fait du piano dès 6 ans. Je pense que je le verbalisais comme ça : « Moi je serai une star. »
– Et petit à petit tu t'es rendu compte du chemin qu'il y avait à parcourir...
– Oui, et ça n'a rien à voir forcément avec le "talent". Il faut beaucoup de chance. Et aussi une part de réseau, de façon de communiquer. Je ne suis pas bon pour ça.
Donc vite je me suis rendu compte que je ne serais pas une star. Le "et alors ?" c'est pour dire que ce n'est pas grave. Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? "Et alors ?", ça ne m'a pas empêché de continuer à faire de la musique. Résistance, obstination...
– Dans l'inconscient collectif grand public, quelqu'un qui a du talent va forcément devenir une star – et c'est faux.
– Les gens pensent que, parce que tu fais de la musique et des disques, tu veux être connu, en faire ta vie, passer à la télé, être dans les journaux... Ça ne conditionne pas ma vie. Laissons le destin faire, ça se fera peut-être, mais ne courons pas après.
– Je te propose de regarder la liste des albums chroniqués sur japprecie. Quels sont ceux que tu connais ? Quels sont ceux que tu apprécies ?
– Zaho de Sagazan j'aime pas. Philip Selway c'est le mec de Radiohead ? Je n'ai pas écouté celui-là, j'avais écouté celui d'avant, j'aimais bien. Gliz tu m'as fait écouter, c'est pas mal. Gaspar Claus : superbe. Emilie Zoé : génie. J'adore Marie-Flore, je suis tellement content de l'avoir vue cette année.
Cats on Trees, je suis pas fan. Strange as Angels c'est Marc Collin ? ça me parle pas trop. Bacchantes ouais, vues à Vendôme. Agnes Obel j'aime pas. Other Lives j'aime pas. Puts Marie : super. Liz Van Deuq est en train d'enregistrer un nouvel album, j'ai vu ça cette semaine. Tamino, vu à Hop Pop Hop.
James, je suis un fan de la 1re heure. Je les ai vus plusieurs fois en concert, notamment une fois où ils avaient un petit groupe en 1re partie qui s'appelait Radiohead !
Stereophonics j'ai écouté pas mal à une époque, comme Franz Ferdinand, maintenant plus du tout.
Alphaville c'est toute mon enfance. Ça s'entend un peu dans ce que je fais, toute cette influence de cette époque : Human League, Ultravox, Alphaville, Duran Duran, Depeche Mode...
– Tel que je te connais, tu as sûrement plein d'autres artistes à suggérer aux japprecinautes. Tu peux en nommer quelques-uns qui te tiennent à cœur ?
– Cette année je ne m'y suis pas trop retrouvé dans les nouveautés. Pourtant je suis toujours autant à l'écoute, en recherche. (Il attrape une pile à côté de sa CDthèque) Ça tu vois ce sont les CDs de cette année, je n'en ai pas acheté beaucoup. J'adore BDRMM, un groupe anglais, ça veut dire "bedroom".
– Faut le savoir !
– Le dernier Chemical Brothers est un peu décevant.
Ça c'est un de mes préférés cette année : le nouvel album de Robert Forster, des Go-Betweens. Sa femme a un cancer et il a écrit ce disque avec elle, en supposant que c'est son dernier avec elle. Donc c'est très nostalgique, très triste, mais écrit magnifiquement.
Ça aussi c'est un de mes disques préférés cette année : Lankum, groupe irlandais de folk traditionnel. C'est le plus beau concert que j'ai vu cette année, en mai à Paris, à Petit Bain. Que des instruments de folklore : bagpipes, guitare sèche, percussion traditionnelle. Mais ils écoutent aussi de la noise et du rock, donc ça monte en intensité parfois, c'est presque assourdissant, juste avec les cornemuses.
– Ça fait penser aux Chieftains non ?
– Si, mais moins tradi.
Ça c'est le dernier Sparklehorse. Il s'est tué il y a 10 ans. Il avait quasiment fini d'enregistrer son disque. C'est son frère qui l'a sorti.
Je suis dans Depeche Mode en ce moment.
Ma déception de l'année sera sans doute le Blur. Je suis un vrai fan depuis les débuts, et ce disque ne me plaît pas.
J'adore le Rozi Plain, c'est la bassiste de This is the Kit. C'est son 1er album solo, il est sublime.
Bon, je suis fan de Gontard! donc j'achète tous ses disques.
– C'est quoi ça ? Électro ?
– Chanteur français, oh, il part dans tous les sens, y a pas de recette. Et je te disais qu'il n'y avait pas grand chose de politique dans Laudanum, chez lui il n'y a pas grand chose de pas politique (rires). Il raconte comment le monde pourrait être en 2032. Et c'est la cata.
Voilà. Je peux t'en faire 12 000 autres si tu veux...
Ah si, un de mes disques préférés de l'année dernière : l'Australienne Carla dal Forno, sublime. C'est de l'électro-folk minimaliste, elle a fait ça dans sa chambre avec 3 fois rien. Tu vois, là encore c'est de la contrainte. Tous les gens à qui je fais écouter me demandent pourquoi elle n'est pas connue !
– Quel est l'album le plus connu de toute ta discothèque personnelle ?
– Les Beatles : Sgt. Pepper. En français ça doit être les Gainsbourg.
1 | Frank Black ou Kim Deal ? | C'est horrible ta question... D'amour, Kim Deal ; d'influence, Frank Black. |
2 | Rock ou électro ? | Oh le salaud !... Rock |
3 | Dombrance ou Rebotini ? | Rebotini |
4 | Scène ou studio ? | Studio |
5 | Thé ou café ? | Café |
6 | Paris ou Orléans ? | Orléans |
7 | Gauche ou droite ? | Gauche |
8 | Netflix ou ciné ? | Ciné |
9 | Gainsbourg ou Gainsbarre ? | Gainsbourg |
10 | Dr Jekyll ou Mr Hyde ? | Mr Hyde |
11 | Malon ou Laudanum ? | Malon |
12 | Et donc, Stones ou Beatles ? | Beatles, y a pas photo (je comprends pas les Stones). |
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– Comment gères-tu le temps, la durée, dans tes chansons ?
– Parfois je ne me pose pas de question, et parfois je me contrains. Pour le prochain album en français, ma contrainte d'écriture c'était moins de 4 minutes assurément, moins de 3 minutes si possible. Ça fait du bien. 10 chansons. Même pas 32 minutes. Ça finit par une reprise qui fait 4:20.
Sinon, l'album 4:2 de Laudanum termine sur un morceau instru qui s'appelle "The argument song", que je joue en live dans des versions de 12 ou 13 minutes. Ce morceau a été créé en concert. J'improvisais autour de deux-trois samples. Puis j'ai commencé à le travailler en studio, j'ai essayé de reproduire ce truc de la longue durée ici. Et je n'y arrivais pas. Ça n'avait pas de sens. Donc j'ai commencé à la couper. Et au final elle fait... 5 minutes ? [4:47 (N.d.R.)]
– Elle est en 2 parties : la 1re complètement instru, et après tu as les voix qui s'engueulent d'un seul coup.
– Ça bascule, oui. La dispute qui monte et un truc qui déclenche autre chose. En live ça avait du sens donc je voulais le garder. Je ne suis pas sûr d'y être parfaitement parvenu.
– Dans tous tes concerts tu as un principe assez anticonformiste, qui consiste à ne jamais faire de rappel. Pour quelle raison ?
– 2 raisons. La 1re, c'est grâce à the Wedding Present, un groupe de Leeds, dont je suis fan. Je les ai vus en 1992, pour la sortie de Seamonsters (il sort le CD). Et à la fin du concert il dit : (Matthieu imite l'accent anglais) « Je suis désolé mais nous ne faisons jamais de rappel. » Quelle belle attitude punk ! C'était parfait, rien ne pouvait me parler plus. Dès mes premiers projets solo j'ai utilisé cette méthode.
La 2e raison ? Au cinéma, quand le film est fini il est fini. Dans un livre, après l'épilogue, l'écrivain n'en remet pas une couche. Après une pièce de théâtre, les acteurs reviennent saluer mais ils ne rejouent pas un bout de la pièce. Pourquoi en musique ce serait différent ? Ça n'a pas de sens.
Maintenant, pour moi, le dire est devenu un gimmick. Ça fait rire ou râler, ça met de l'interaction avec le public. J'aime bien ce moment. -
• Fragile (groupe d'Angers)
• Sparklehorse
• RVG (Romy Vager Group, trio australien) -
Zaho de Sagazan
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La phrase
« L'obstination ça a du bon. »
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lui
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…Et maintenant, écoutez !
- matthieumalon.bandcamp.com (184 Visites)
- laudanumfr.bandcamp.com (194 Visites)
- www.deezer.com/fr/artist/4077563 (343 Visites)
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- open.spotify.com/intl-fr/artist/0E3FShMjj3yVzNM7otAeV4 (180 Visites)
- open.spotify.com/intl-fr/artist/2ePjM6g9SMjYXI1vFBmEhJ (160 Visites)
- www.youtube.com/@tvmalon (141 Visites)
- www.youtube.com/@welovelaudanum (156 Visites)
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Créé le25 octobre 2023
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Propos recueillis le 30 septembre 2023.
Merci à Matthieu Malon.